Morozov contre Matisse / Picasso

En juillet 2000 a démarré un procès opposant les héritiers d’Ivan Morozov (et ceux de Sergueï Chtchoukine) aux héritiers de Pablo Picasso et d’Henri Matisse, procès qui durera 15 ans.

Les familles des 2 collectionneurs expropriés de leurs biens et de leurs collections d’œuvres d’art, estimant que les décrets de nationalisation de Lénine de 1918 n’avaient aucun effet en France, en l’absence d’une quelconque indemnisation, et qu’ils étaient contraire à l’ordre public français et international, et notamment à l’article 17 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1789 (La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité), ont prétendu obtenir des héritiers d’Henri Matisse et de Pablo Picasso que leur soit attribués les droits de reproduction et que leur soit reversés les produits financiers desdits droits attachés aux œuvres acquises par leurs aïeuls avant le 9 avril 1910.

En effet, une loi du 9 avril 1910, article L.111-3, prévoit que « l’aliénation d’une œuvre n’entraîne pas, à moins de convention contraire, l’aliénation du droit de reproduction ».

Antérieurement à cette loi, il était admis, conformément à une jurisprudence fixée par la Cour de Cassation dès 1842 (la jurisprudence “Dupin” ), que l’aliénation d’une œuvre d’art, faite sans aucune réserve, transmettait à l’acquéreur la pleine et absolue propriété de l’œuvre, avec tous ses accessoires, c’est-à-dire tous droits et avantages s’y rattachant, notamment le droit de reproduction.

Les héritiers d’Ivan Morozov et de Sergueï Chtchoukine ont donc revendiqué l’application de cette jurisprudence à leur profit. Ils ont considéré que les collectionneurs russes, en acquérant ces œuvres avant la promulgation de la loi du 9 avril 1910, auraient également acquis le droit de les reproduire, la transmission de ces droits de reproduction n’ayant pu être contrariée par les mesures de confiscation et de nationalisation de la République Socialiste Fédérative de Russie.

Ce combat, mené par Maître Bernard Jouanneau (1941 – 2017) devant les Tribunaux français a pris fin en septembre 2015.

Les héritiers Morozov contre les héritiers de Matisse et de Picasso

Acte 1 (TGI de Paris, 1ère  chambre, 1ère  section, N°RG : 00/15142)

Par actes d’huissiers délivrés à l’ensemble des défendeurs entre le 4 juillet et le 13 septembre 2000, André-Marc Delocque-Fourcaud demande au Tribunal de condamner les défendeurs à lui restituer les droits de reproduction afférents aux œuvres acquises par son grand-père avant la loi du 9 avril 1910.

Jean (Ivan) Konowaloff, petit-fils et seul héritier d’Ivan Morozov se joint à cette action judiciaire en tant qu’intervenant volontaire afin de se voir restituer les droits de reproduction de 8 tableaux d’Henri Matisse et d’un tableau de Pablo Picasso, ayant été achetés par Ivan Morozov avant le 9 avril 1910. Suite à son décès le 30 janvier 2002, c’est son fils Pierre Konowaloff, désormais unique héritier d’Ivan Morozov, qui prend la place de son père dans l’action contre les consorts Matisse / Picasso. Il retirera de sa demande 3 œuvres de Matisse qu’Ivan Morozov avait acheté après avril 1910, malgré le fait que l’artiste les avait cédées au premier acheteur, marchand d’art, avant la promulgation de la loi.

Par un jugement rendu le 5 juin 2002, l’intervention volontaire de Pierre Konowaloff a été déclarée irrecevable, faute de lien suffisant avec la demande principale.

Acte 2 (TGI de Paris, 3ème chambre, 1ère  section, N° RG : 06/17460)

En septembre 2002, Pierre Konowaloff va assigner les consorts Matisse / Picasso, reprenant ainsi l’instance en son nom.

Par un jugement rendu le 26 septembre 2007, le Tribunal déclare Pierre Konowaloff irrecevable pour défaut de qualité à agir : « Faute d’établir qu’Ivan Morozov avait acquis le droit incorporel attaché à la propriété matérielle des œuvres achetées tant à Matisse qu’à Picasso, M. Konowaloff est déclaré irrecevable à agir. Bien plus, et à supposer même que M. Pierre Konowaloff démontre que le droit de reproduction ait été cédé en même temps que le tableau lui-même, il restait incorporé à la possession de l’œuvre matérielle et en disposait celui qui détenait l’œuvre » (notons ici que les tableaux litigieux sont depuis leur nationalisation la propriété des Musées Russes. Or les droits de reproduction attachés à ces tableaux sont versés aux héritiers des artistes et non aux musées). « En conséquence, pour que ce droit incorporel puisse être transmis à M. Pierre Konowaloff par ses auteurs, il aurait fallu que les biens mobiliers auxquels ils étaient associés soient légalement transmis de leur acquéreur à ses héritiers……….. Enfin il aurait fallu que lors du décès d’Eudoxie Losine, veuve Morozov, et à supposer qu’ils lui aient été transmis par son époux….que ces biens ….dépendant d’une succession ouverte en France fassent l’objet d’un envoi en possession spécial….. »

Acte 3 (Cour d’Appel de Paris, Pôle 3 – Chambre 1, N° RG : 12/07594)

Par un arrêt rendu le 18 décembre 2013, la Cour d’Appel de Paris infirme le jugement rendu par la 3ème  chambre du TGI de Paris le 26 septembre 2007 : « Dit que les droits de reproduction afférents aux deux tableaux de Matisse ‘Nature morte bronze et fruits’ et ‘Nature morte à la danse’ ou ‘Fruits, fleurs, panneau la danse’ et au tableau de Picasso ‘Les deux saltimbanques’ ou ‘Arlequin et sa compagne’, collectés par les héritiers Matisse et par les héritiers Picasso depuis le 30 août 1972, soit moins de 30 ans avant l’assignation, doivent revenir à M. Pierre Konowaloff,

Condamne respectivement les consorts Matisse et les consorts Picasso à restituer à M. Pierre Konowaloff les droits de reproduction qui leur sont échus depuis le 30 août 1972, soit personnellement, soit par l’intermédiaire de leurs auteurs ou des diverses sociétés de perception en France et à l’étranger pour ces tableaux,

Avant dire droit sur le montant des sommes dues, ordonne une expertise, »

Acte 4 (Décision n° 2014-430 QPC du 21 novembre 2014)

Le Conseil Constitutionnel a été saisi le 17 septembre 2014 par la Cour de Cassation d’une question prioritaire de constitutionnalité portant sur la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantie par l’article 1er du décret du 19 juillet 1793. Le conseil a tranché en faveur de Pierre Konowaloff dans le conflit qui l’opposait aux héritiers de Matisse et Picasso.

Acte 5 (Cour de Cassation, Pourvoi n° B 14-13.236)

Par un arrêt rendu le 10 septembre 2015, la Cour de Cassation rejette le pourvoi formé par les héritiers Matisse et Picasso à l’encontre de l’arrêt de la Cour d’Appel du 18 décembre 2013.

Nous remercions Maître Isabelle Vedrines pour son article “Collectionneurs d’œuvres d’art et artistes : Un duel féroce “

Après 15 années de lutte devant les tribunaux français, Pierre Konowaloff, héritier d’Ivan Abramovitch Morozov a obtenu la restitution et la propriété des droits d’auteur afférents à 3 œuvres acquises par son arrière grand-père.

Toutefois, suite à un accord avec les consorts Picasso, les droits d’auteurs afférents au tableau “les 2 saltimbanques” de Pablo Picasso restent la propriété de la famille Picasso.

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